livre carnet de voyage editions Fleurus-pemf
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Un photographe reporter en canoë sur le canal du Midi
Durant de longues années, le groupe Fleurus, la société d’édition PEMF m’a fait confiance pour des commandes de 8 livres par ans.
Des collections dédiées aux ado et enfants du premier cycle. Les textes qui suivent ont donc fait l’objet de nombreuses parutions photographiques, puisque d’un tirage relativement important de 6000 livres par commande….
De Toulouse à Sète, de l’esplanade du Capitole de la ville rose au pied du Mont Saint Clair de l’ancienne Setius Mons (Sète), du ring de Nougaro à la guitare de Brassens, il existe un chemin de randonnée aussi tendu qu’une route à la travers la forêt : un canal dont l’eau est aussi verte que les briques des Minimes sont rouges et dont le nom n’indique pas seulement une direction mais donne l’heure du départ : Midi. Une quasi ligne droite aux rives aussi buissonnières qu’un chemin pour l’école : Carcassonne et ses remparts, Bram et ses hérétiques aux yeux crevés, Malpas et son tunnel, mais aussi des coteaux de vignobles, ses 328 ouvrages d’art : ponts, tunnels, digues, écluses, aqueduc, moulins à eau, déversoirs, ses spécialités culinaires aux noms truculents : cargolades, garbure, Bourrides de Narbonne, poutoux de Béziers et Bouillabaisse… Un canal bordé de platanes bicentenaires et de cyprès, d’iris sauvages et de mûriers, jalonné d’écluses au bassin en forme d’olives, autant de haltes où des riverains à l’accent couleur de rocaille semblent ne se soucier de rien et se gardent bien de lancer le cochonnet face au soleil.
Alors, même si nos amours sont aussi ratés que nos garagistes sont indélicats, nos horaires impossibles et nos examens échoués, notre courrier recommandé tandis que nos fréquentations ne le sont plus mais surtout parce qu’il faut exister et non se contenter de vivre, laisser la fourmi devenir cigale et savoir botter le quotidien en touche, l’envie m’a pris de tracer un sillage dans l’eau, de balayer l’ordinaire derrière moi à coups de pagaie et le laisser se disperser en vaguelettes qui iront mourir doucement sur les berges.
Équipé d’un canoë de course en ligne, 12 kilos de carbone pur chargés au minimum : un duvet, une tente, une cafetière, une bouteille de cru Minervois médaillé d’or au concours agricole et deux ou trois autres bricoles indispensables logées dans des sacs étanches, j’ai décidé de tailler ma route droit vers la mer. 241 kilomètres de quasi solitude en sur une carène légère comme une plume et issue de l’empreinte d’un coup d’épée dans l’eau. Une trentaine de kilomètres par jour avec la garantie de huit jours de paix et d’apesanteur dans un royaume entre parenthèses, au cœur d’une marge qui ondule au centre d’un monde forcément plus terre à terre. De quoi exaucer aussi ce vieux rêve de compétiteur, continuer la course au-delà des milles mètres qui séparent les lignes de départ et d’arrivée, vérifier si les paroles de Nougaro dont les cendres flottent quelque part sur la Garonne voisine tiendront leurs promesses de jours meilleurs : « Ah tu verras, tout recommencera, qui vivra verra… » Alors qui m’aime se garde bien de me suivre et me fiche la paix jusqu’à la Méditerranée, jusqu’à l’étang de Thau et jusqu’au matin du monde, le temps de réaffirmer ma capacité à faire face aux obstacles et d’éprouver l’envie restituée d’ouvrir la porte sur le premier jour du reste de ma vie.
Avant de partir, un petit tour en ville s’impose. Recette toulousaine : prenez de l’argile comme celle que l’on trouve dans les plaines alluviales de la Garonne, modelez en un parallélépipède, faites cuire jusqu’à durcissement, recommencez, empilez avec art : Faites des arches, des voûtes, des ponts, des églises, ajoutez un soupçon de grés et de marbre pour les pilastres d’une bâtisse que vous appellerez Capitole et qui subséquemment abritera les administrateurs de la Cité, les capitouls. Offrez vous le luxe d’inventer un style inspiré de ce qui se fait plus haut dans le nord mais mâtinée du savoir faire local : le gothique méridional, vous obtiendrez une ville à nulle autre pareille. Une création urbaine à l’atmosphère changeante, rose le matin, rouge le midi et mauve au crépuscule, un endroit où accessoirement vous pourrez vivre, ou bien comme beaucoup ne faire qu’y passer en vous promettant de revenir plus longuement. Venir voir Toulouse, c’est comme rendre visite à une très vieille tante que l’on croyait alitée dans un coin de province depuis le Moyen–Age et puis découvrir qu’elle est plus active que nous. On la croyait renfermée derrière ses rideaux comme des remparts, avec des soupçons de thésaurisation, de la poussière sur les vitres et une activité tournée sur elle-même. On l’imaginait profiter de sa situation charnière entre Guyenne et bas Languedoc et sa position en plein cœur d’une riche zone agricole, grenier à grain réputé, pour s’octroyer les taxes garantes d’une retraite confortable et on découvre que les remparts sont détruits depuis des lustres, les rats et les puces vecteurs de la peste se sont enfuis par les fenêtres ouvertes d’où on voit passer les derniers produits de l’aéro-spacial, et son université millénaire se porte comme un charme. N’eut été le récent accident d’AZF dont les mémoires restent à juste titre meurtries, on pourrait dire que la ville est en plein boum. (note de l’auteur : on la garde cette phrase ? même si ce n’est pas « politiquement correct »).
Je quitte mes attaches terrestres à Toulouse dans le port de L’Embouchure pour rejoindre en quelque sorte le monde des hommes (mauvais jeu de mot : le canoë de course en ligne est le seul sport au monde interdit aux filles). Lorsque le corps fournit un effort, le cerveau expédie l’oxygène vers les muscles, il est mis au repos d’office. «…Je me réveillerai, tout rayé de soleil…des palmiers plein les cieux, ah le joli forçat » : c’est consigné dans la chanson, le sport promet une vie encore plus rose que ne le ferait aucune drogue. J’ajuste ma position, bien en ligne, en canoë faire face est une obligation, un genou coincé dans un bloc de mousse dense, une jambe tendue vers l’avant, le reste du corps perpendiculaire à la marche, je sangle mes pieds, repère la position de mes mains sur le manche, repousse la berge lentement, trouve l’équilibre… Si le canal est un fil, je suis funambule. Top départ : un biréacteur prend son envol au-dessus de Blagnac et rappelle le constat de Saint Exupéry : « Avec l’avion nous avons inventé la ligne droite ». Erreur, avec ce fossé qui courrait dès le XVII ème siècle entre la mer et l’océan, le canal était en avance sur le progrès. Devant moi s’ouvrent deux voies, je snobe celle de gauche, le canal de Garonne qui s’en va longer la rivière du même nom, inapte à la navigation une partie de l’année, et m’enfourne sous le pont de droite, direction la Méditerranée. Un coup de pagaie pour moi, un coup de pioche pour les 12 000 ouvriers qui ont ouvert le passage, 14 ans de pelletage et 7 millions de mètres cubes de terre, la fine étrave imprime tout de suite son tempo, une cuillère pour papa, une cuillère pour maman, et un, et deux, et trois, je plante la pagaie loin devant, ramène l’eau vers l’arrière et corrige le cap à chaque brassée. A peine les rumeurs de la ville s’éloignent derrière moi que déjà je trime, courbé sur le manche de mon outil, agenouillé face au vent d’Autant qui pousse d’emblée en sens inverse et me rappelle d’autres paroles du chanteur boxeur toulousain : « Il y a des coups, des beaux coups, beaucoup de vent ». Qu’importe, rien ni personne ne m’arrêtera, naufrages et abandons de poste interdits. De la friction naît l’énergie et je sais ce qui m’attend : d’infinies lignes droites noyées dans la brume de chaleur et bordées de quelques 45 000 platanes, des horizons intouchables, irradiés de ce soleil d’août qui transforme l’eau en plomb fondu… le bonheur.
- Un photographe journaliste Seuil de Naurouze, réservoir de St Férréol.
Deux jours plus tard, je termine en roue libre jusqu’à l’écluse de l’Océan et m’arrête au seuil de Naurouze, le point culminant du canal, 189,43 mètres au-dessus du niveau de la mer, « Laquelle ? » a ajouté un petit malin sur la pancarte (pour info, le niveau de la mer, on le mesure dans le vieux port de Marseille, et c’est valable pour toutes les mers). C’est ici la limite de partage des eaux, celles qui arrivent par la Rigole de la Plaine depuis le bassin de Saint-Férréol situé à trente-cinq kilomètres (lui-même mis à niveau par les ruisseaux de la Montagne Noire) se déversent dans le canal en fonction des besoins en navigation et en irrigation (sauf lors des années de sècheresse où les éclusiers devenus avares en eau s’obstinent à gaver leur écluse de bateaux avant d’en ouvrir les portes) soit du côté de l’Atlantique, soit vers la Méditerranée. Je suis à mi-chemin entre l’Est et L’Ouest. Il faut imaginer Pierre Paul Riquet, le biterrois très « grand siècle », perruque et chemise à jabot arpenter la Montagne Noire accompagné de son sourcier pour rechercher le point idéal où amener l’eau qui servirait son projet de « Canal royal de Languedoc ». On raconte que c’est en observant l’eau raviner de part et d’autre d’un caillou qu’il eut l’idée de l’alimentation de son canal.
Souvent présenté en génial inventeur et patron moderne et social, mais plus rarement comme ce qu’il devait être : un gabelou brutal, chargé de collecter l’impôt sur le sel, un héritier aux dents longues et à la limite de la mégalomanie. Il fut sans doute le premier affairiste à comprendre que de bonnes conditions de travail améliorent le rendement et s’il a su convaincre à la fois Colbert et les évêques locaux de financer un vieux projet de canal « d’entre deux mers » ce n’est pas certainement pas pour des motifs humanitaires. A l’un, il fit miroiter le passage des bateaux de guerre qui éviteraient ainsi les 3000 kilomètres du détour par Gibraltar et obtint en échange pour les autres le droit de persécuter les huguenots comme bon leur semblait. De quoi assurer à ses descendants sur plusieurs générations un train de vie princier car lui-même décèdera alors que les dernières lieues étaient en voie d’achèvement, il ne lui aura manqué que quelques mois pour assister à l’inauguration de son œuvre en mars 168l.Castelnaudary. P 14/J’aborde la capitale du cassoulet avec une faim de loup. Entorse aux principes touristiques, je n’en mangerai pas. Si j’abandonne mon menu régulier depuis le départ, nouilles chinoises mélangées avec une portion iophylisée pour quatre personnes de soupe à la tomate, c’est pour le grand luxe : une boite de confit de canard aux lentilles cuisiné à la graisse d’oie de la maison Spanghero, artisanerie locale qui fabrique accessoirement des rugbymen.
850 grammes plus tard, je tends la main pour cueillir mon dessert, des mures grosses comme des pastèques et une fois vidée ma bouteille de vin du minervois (il parait que le vin calme les douleurs musculaires), je la remplis de l’eau du canal, un cru de choix pour ma collection « des grands cours d’eau du monde ».
Quant à la ville, elle ne s’ouvre pas à moi si facilement. N’en déplaise à feu Amaury de Montfort qui se résigna après huit mois de siège durant la croisade contre les Albigeois, rien ne m’empêchera de trouver un endroit où passer la soirée intra muros, alors je lutte pour vaincre le pourcentage de la rue principale qui me rappelle les abus de mon tout récent régime alimentaire. Je m’assied enfin sur un tabouret de bar tenu par un ancien première ligne du quinze local et m’enquiers d’une boisson digestive non alcoolisée, provoquant ipso facto les questionnements du patron :
– « Tu es malade, con ? »
Malade non, barbouillé peut-être. L’homme me sert un verre d’un alcool aux vertus, parait-il digestive, et me fait profiter de ses connaissances culinaires. Il m’enseigne les origines du confit, autrefois davantage mode de conservation que recette : cuisson de la viande dans la graisse pour tuer les germes puis mise à l’écart de l’atmosphère dans des pots recouverts de cette même graisse. Il m’apprend finalement que la recette n’est pas « parfaite », s’en va essuyer quelques verres et revient en riant. Explication : « Les parfaits c’étaient des Cathares, ils étaient végétariens, pas vrai con. Ils ne pouvaient pas inventer le confit de canard, par contre, quand elle est fabriquée dans la région, la recette elle est parfaite, pigé con ?
« Les bars de nuit sont plus dangereux que la mer » écrivait Blaise Cendrars, confirmation. Je ressors de l’endroit bien tard pour un sportif moyen. Heureusement l’alcool dissout les graisses et pour rejoindre le canal, ça descend, con ».
Les parfaits, soient les plus engagés des chrétiens hérétiques Cathares respectaient la vie à tel point que découvrant un lièvre pris au piège ils libéraient l’animal, mais comme ils respectaient aussi le bien d’autrui, ils déposaient un écu en lieu et place de l’animal
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- Un journaliste en provence Pages 16/17 ; 18/19
« On ne s’arrête jamais au pied d’une côte » ressassent les marathoniens en délicatesse avec leurs ambitions et ralentis par leurs ampoules et la perte de leurs glucides, j’applique la règle car depuis tout à l’heure, le canal monte et je plante sans fin ma pagaie dans du sable. Fatigue, chaleur, effet d’optique ? Ma fantaisie entre en compétition avec la réalité, j’ai le sentiment très net de voir la surface de l’eau s’élever jusqu’au point d’horizon, loin devant là bas. Trop loin ? Je m’accroche, je pioche, je croque le vide et je serre les dents. Je me retourne, derrière moi c’est sûr, ça va en descendant. Le canal se fait paroi et le kayakiste devient alpiniste. Il n’y a plus seulement le Sud et le Nord, il y a le centre où on est, il y a l’amont, l’aval et la marche du soleil, il y a les muscles qui tirent, les mains qui brûlent, les yeux qui clignent. Le canal, c’est l’axe, le centre tubulaire par où passe le flux de la vie, par où s’exerce l’effort qui permet de sentir vivre, alors je relance la machine ; surtout pas de fausse pelle, rester concentré sur son geste, répartir l’effort sur tout le corps, les jambes, les bras, le dos, regarder loin devant, n’être qu’un mécanisme ultra rodé, efficace de la pointe du pied à la visière de la casquette pour maintenir la vitesse et la coque déjaugée. La démonstration est à la fois visuelle et tactile, il s’agit de connaître par l’agir. Pour s’expérimenter et répondre à notre besoin naturel d’élévation, il ne suffit pas forcément de se hisser sur un piton de granit, alors il y a sûrement un Dieu au bout de cette route inconsistante et plastique, il existe bien un rivage final, une ouverture vers une lumière trop grande pour moi, un royaume hors de ce monde. Le canal, sculpté par l’homme dans les fondations rocheuses et telluriques de la terre nous fait exister avec des émotions et nous force à aller avec énergie à la rencontre de notre destin, sans faillir, ou presque. Si la confrontation avec l’effort devient complicité et confine au mystique, elle apporte un fatalisme joyeux. « Tu peux toujours monter, fan de chichourne, j’ai dit que j’irai au bout. Je l’ai dit ».
– « Hardi petit ! Me lance un peintre solitaire caché derrière son chevalet. L’accent est chantant et le ton sincère. Je crée un point d’équilibre, pose ma pagaie sur l’eau à ma droite, histoire de souffler un peu :
« – C’est beau ce que vous faites ?
– Non, affreux.
L’artiste me montre son œuvre.
– Effectivement, c’est affreux.
Dans le midi, pas besoin de se connaître depuis longtemps pour rire ensemble.
– Tu viens de loin ?
– Toulouse.
– Fachte de con ! Et jusqu’où tu t’escagaces avec ton engin ?
– La mer.
– Et bé, pardi. »
Je termine l’étape derrière Johanna, un voilier sud-africain et ami depuis que ses propriétaires m’ont invité à partager leur repas de midi (encore des nouilles) pour me remercier de les avoir aidés à s’amarrer. Surf acrobatique collé à l’hélice d’un 12 pieds qui file à des vitesses prohibées pour ne pas s’envaser car son tirant d’eau est équivalent à la profondeur annoncée du canal, un mètre trente tout rond. L’équipage au complet (deux personnes) me regarde, mug de café à la main, sourire aux lèvres et main sur la barre, cool et attentif à ne pas me distancer tandis que je ne donne plus qu’un coup de pagaie sur trois. Je stoppe avant la fatigue, les mushers font de même dans leurs steppes gelées, ils arrêtent les chiens avant l’épuisement. Au fin fond des Algonquins, au Canada, on appelle ça le « will to go », l’envie d’y retourner. Johanna ralentit un instant et puis s’éloigne, soulevant une brassée de vase, les bras se lèvent pour un adieu sans doute provisoire ; on se retrouvera demain à la faveur d’une attente aux portes des écluses qu’en ce qui me concerne je franchis d’un bond.
Votre photographe sur Carcassonne. Pages 20/21 ; 22/23 ; 24/25
La rumeur va plus vite que moi, les écluses sont reliées par radio et les nouvelles foncent comme le mistral : il y a un fada qui file vers ici à l’indienne dans un drôle de bateau bleu, effilé comme une anguille, brillant comme une lame. Le voici qui débouche sous les briques rouges du pont roman tricentenaire, un dernier coup de pagaie et la fusée glisse au milieu du port de Carcassonne où le défilé permanent de caravanes flottantes a fini par lasser. On se pousse du coude, on se lève parfois, on s’approche mué par une curiosité légitime. Un coup d’œil pour choisir la meilleure issue, un coup de rame circulaire pour me poser de profil, je joue les équilibristes jusqu’à la berge, et à peine ma pagaie posée sur le ponton, je m’éjecte sur le quai et déjà on me propose de l’aide. Au bout de quelques jours je suis devenu l’attraction de tout le réseau fluvial, on dirait que tout le monde a entendu parler de moi, que tout le monde me connaît, me guette.
Je confie mon matériel à un groupe en transit de Vététistes randonneurs qui suit le même itinéraire que moi par le chemin de halage et me lance dans le cœur de la ville basse avec ma pagaie à la main car c’est ce que j’ai trouvé de mieux pour imiter la guitare des trouvères ambulants de l’époque médiévale (et aussi parce qu’un kayakiste en perdition peut abandonner son bateau mais ne lâche jamais sa pagaie). La ville est duelle, là-bas les remparts, et de ce côté-ci de l’ancienne voie romaine et de la rivière Aude le nouveau bourg dit « Bastide Saint-Louis ». D’un bout à l’autre, on imagine sans peine la vie d’ici autrefois tant la géographie urbaine, malgré les nécessaires aérations, semble s’être figée. On devine ces ruelles tendues de toiles pour faire de l’ombre, ces cheminées où s’enflammaient des brassées de romarin, où grillaient les châtaignes, ces plafonds tapissés de grappes de raisin à sécher, ces fenêtres mal closes de papier à châssis ou de verre grossier et puis la foire des Rameaux ou bien celle de la Toussaint pour lesquelles on venait de fort loin, d’Italie parfois, quérir à pleines charrettes des produits des filatures locales à la réputation justifiée. Ville commerciale, on trouvait de tout à Carcassonne : du sel de Peyrac, des farines, de la cire, du sucre (pour les confitures), du miel, de l’huile, du safran, du froment, des pastels destinées à teindre les tissus et conditionnées en coques, en cocagnes (le Lauragais en tire son surnom : le pays de cocagne), du papier, du vin bien moins sujet aux bactéries que l’eau et tandis que la ville possédait sa propre monnaie qui faisait concurrence à celle des Contes de Toulouse, il devait certainement s’échanger sous les bures de drap certaines de ces pépites d’or que les mines du district de Saligne dans la Montagne Noire, connues depuis le II eme siècle avant JC, livraient aux plus chanceux.
Si la ville garde intacte son histoire, en revanche, pour les concours de poésie, les jeux floraux ou de tir à l’arc, les spectacles de décapitation de huguenots, les cracheurs de feu et les montreurs d’ours, : il semble que j’arrive trop tard. Je ne pourrai pas non plus rencontrer Fabre d’Eglantine, auteur de « Il pleut bergère », inventeur du calendrier révolutionnaire et raccourci sur l’échafaud par décision d’un tribunal de l’époque suite à d’obscures malversations financières. Outre ses murs et ses boutiques de souvenirs, la ville ne m’offre que des grappes de vacanciers heureux qui baguenaudent pour certains en short fluo de plage. Mon imagination s’en trouve provisoirement tarie et comme mon temps est compté, je rejoins les cyclistes près du canal.
Autre époque, autres projets : on étale la carte, on compare notre matériel, nos moyennes horaires et on s’échange nos astuces, mes compagnons de route longent les berges depuis Bordeaux, transportent leurs deux jeunes enfants dans une remorque et s’amusent de leur aventure aussi amusante qu’économique, ils n’ont pas dépensé 100 euro en une semaine. Depuis l’antiquité romaine, Carcassonne est un point de passage obligé à travers « l’isthme gaulois» cité par Cicéron entre Atlantique et Méditerranée, elle sert de halte aux voyageurs et il fut même une période où des excursionnistes munies seulement de sandales de cuir sans doute imparfaites et qui partaient eux aussi de Bordeaux pour s’en aller rejoindre Jérusalem venaient trouver refuge ici, à l’intérieur de la cité que la nuit voulait claquemurée. Les touristes nomades que nous sommes n’ont pas inventé grand-chose.
Les platanes ont été plantés pour tenir les berges avec leurs racines, pour prodiguer de l’ombre aux chevaux de halage et abriter les marchandises de la chaleur, ils servaient aussi aux braconniers qui se masquaient d’une feuille de platane le visage pour ne pas être reconnus par les hommes de main des riches seigneurs locaux, souvent plus sévères que la justice royale.
Un journaliste photographe à votre disposition Ecluse de l’Aiguille. Pages 26/27 ; 28/29
L’éclusier me l’a dit : « le vent de Cesse va tourner et les orages vont péter ». Il sait de quoi il parle, la langue occitane disposait de soixante-quinze mots pour définir ce que le français nomme en un seul : « éclair ». Au loin, sur la gauche des crêtes vert olive limitent l’horizon. Je m’enquiers de savoir si malgré leur couleur ces vastes collines comme recouvertes de lichens sur la gauche sont bien les Montagnes Noires, il me répond faussement fâché : « Que non, c’est LA Montagne Noire ». Là-dessus il quitte son poste en voiture et me laisse seul au milieu de nulle part. L’orage arrive, le tonnerre roule et la montagne noire devient vraiment noire. Je monte ma tente au plus vite près du bassin dont la forme ovoïde est prévue pour mieux contenir la pression de l’eau et me donne l’illusion d’appartenir encore à l’humanité que déjà des gouttes grosses comme des figues cognent sur la toile et la coque tambour du canoë retourné et déposé loin de mon campement (pas fou : le carbone est très conductible, on en trouve même dans les piles !). Dans mes affaires le désordre règne, la savonnette gluante est venue se coller aux spaghettis en vrac au fond du sac. Je me restaure d’une nouvelle recette infâme : nouilles sauces bucco-dentaire, balance mon réchaud métallique à dix mètres et je fais suivre avec tout ce qui porte du fer, y compris ma couverture de survie ; ensuite je me couche sans me brosser les dents. Je me glisse dans un duvet humide qui confirme que l’humidité à bord est inversement proportionnelle à la taille du bateau et reste allongé sur le dos, ma lampe frontale dirigée vers le plafond. Je compte le temps écoulé entre éclairs et coup de tonnerre, même pas trois secondes entre le BOUM et le FLASH.
Shakespeare : «Avec du courage et un peu de confort, tout est encore possible », je suis dépourvu des deux, mes mains bandées posées à plat sur le duvet rivalisent de moiteur avec l’air ambiant et ma taille mannequin m’offre en matière de camping un confort désespérant, mes pieds touchent le fond de la tente et ma tête affleure la porte… Je voudrais être chez moi sincèrement, je m’exerce à calculer mentalement la distance du phénomène et à peine me suis-je endormi à cause d’une retenue oubliée que la foudre s’abat à quelques mètres. L’impact me décolle véritablement du sol, la lumière est irréelle et des arcs électriques déchirent l’espace proche pendant que mon cœur essaye de sortir de ma poitrine. Ensuite, la pluie, épaisse, lourde, cataclysmique, mais rassurante car elle signifie que le tonnerre est parti faire son cirque ailleurs. Erreur, il revient. Heureusement pas aussi près, mais il est là, il tourne et assomme les reliefs, les éclairs taillent le ciel à coups de sabres et aiguillonnent tout ce qui dépasse, ils frappent là-bas dans la « garouille » où poussent les premières vignes de la zone méditerranéenne, viennent roder près du canal de nouveau. Je dors mal.
Le lendemain, matin glauque mais vivant, je me réveille au milieu d’une flaque. Tout est trempé, mon téléphone cellulaire n’a pas survécu à la noyade et au choc électrique. Je m’habille de vêtements mouillés, ce n’est pas un problème car dehors, ça sèche déjà et une brume légère enrobe l’écluse où s’est formé un attroupement de bateliers amateurs venus s’échoir tôt ce matin. La foudre est tombée sur une des portes de l’écluse, confirmant s’il était besoin qu’une grosse pièce d’acier trempée dans l’eau est presque ce que l’on a inventé de mieux pour capturer les éclairs. Le circuit électrique a morflé et seize écluses sont en panne de part et d’autre, retenant prisonniers des dizaines de bateaux dans chaque bief.
Il n’est pas neuf heures du matin que déjà la légendaire décontraction des éclusiers au travail agace les navigateurs vacanciers aux plannings de ministres. Plus on râle d’un coté, plus ça ralenti de l’autre, les uns vont et viennent nerveusement sur le quai, téléphones portables levés à la recherche du réseau, les autres qui n’ont pas envie de « s’enfader » avec des parigots têtes de veaux si pressés, gardent en bons languedociens une juste distance avec ce qui vient « d’ailleurs » et plus souvent « d’en haut », de ce Paris, autrefois siège de la couronne de France, pays d’oïl auquel ils ont été rattachés un peu comme on s’accapare une colonie. Mains en visière, en direction du chemin de halage qui meurt à l’horizon et d’un improbable réparateur, leur détachement volontaire m’amuse. Je pose mon canoë sur l’eau, fourre tout mon matériel en vrac et m’en vais faire sécher ça plus loin. Tchao.
Photo page 28. Michel l’éclusier : sur le canal on est éclusier de père en fils… et artiste aussi parfois.
- Le photographe reporter que vous recherchez Pages 30/31 ; 32/33
Ce matin, le canoë file sur le canal sans bruit, comme la vie, comme une larme sur une joue… Des mariniers de luxe sur une ancienne péniche à voiles bâtant pavillon néerlandais cessent leur breakfast et m’encouragent par un « allez Le France » des plus charmants ; l’inertie de l’eau fait bouillonner les échanges humains. Moment de pur bonheur, le genou en feu et les épaules détruites, je passe ma journée agenouillé dans un insolite adoubement pour rendre gloire à l’eau, au vent, aux gens, à la nature et la civilisation, aux libellules qui se posent sur l’étrave et jouent les victoires de Samothrace, aux pénichettes et à leurs bonnes odeurs de gas oil et au bol qu’on a de vivre une époque qui offre ça. Sur le canal où tout a été remodelé par l’homme, la nature a maintenu ses droits : une buse se prend pour une mouette et passe au-dessus des arbres, elle plane jusqu’à toucher l’eau et disparaît en chassant à la verticale. Des lézards s’accrochent le long des pierres pour boire, un ragondin, sorte de teckel obèse et mal coiffé, brasse l’eau saumâtre de ses griffes d’ours et me regarde de travers, plus loin un black-bass gobe une abeille et s’éloigne à la vue d’une carpe qui croupit ventre en l’air.
Je profite du spectacle jusqu’à la prochaine écluse, l’obstacle attendu, espéré même car le soleil cogne dur, j’ai mal sur mon genou d’appui (le canoéiste est comme le surfer, il privilégie un côté et n’en change pas) mais j’ai retrouvé mes habitudes de sportif, je tire la bourre à des joggers et calcule ma moyenne horaire, j’ai aussi régulé mon régime alimentaire et m’interdit les excès ou les fringales. Pourtant la chaleur calme vite mes ardeurs, je sais que si je lâche ma pagaie pour attraper mon bidon d’eau, je me casse la figure tant ce type de bateau est instable. Je suis parti depuis six jours et je me sens « entrer en solitude », ce sentiment connu des marins en solitaire, cette frontière derrière laquelle on n’éprouve ni le besoin de regarder l’heure, ni celui de voir son visage dans une glace. Je sifflote, je chantonne, je chante, d’abord doucement, puis à tue tête : « Je me souviens ma mère m’aimait, mais je suis aux galères », tout est absolument calme, le soleil est immobile en face sur ma gauche, je zigzague pour naviguer sous les ombres des ramures, j’avance tout doux mais pas trop, concentré pour négocier les rares virages au plus serré, pour m’inscrire au cœur des risées qui poussent désormais dans le bon sens, au risque de m’accrocher l’épaule dans un roncier qui déborde.
Première mondiale, y compris d’un point de vue esthétique, Le canal est aussi une métaphore de tout un siècle où le classicisme architectural rivalisait avec inventions audacieuses. Il exprime ce que Stephan Sweig notera plus tard dans ses récits de voyage en Europe à propos de l’audace et l’imagination des savants qui surent : « arracher à la nature les lois permettant d’en forger des armes contre elle ». Son parcours royal est à l’image du grand siècle, une sorte de jardin à la française en déroulé, à la déco sobre mais noble et rigoureuse : ici un blason sur la clef de voûte d’un pont, une borne de grès, un canon vert de gris ou un solide aqueduc d’une facture postérieure à la création du canal et œuvre de Vauban que l’on a dit jaloux du travail de Riquet. Et puis il y a une ambiance, une douceur de vivre typique inspirée par exemple par ces anciennes haltes enduites à la chaux teintée d’ocre, gîtes d’étape pour les anciennes barques de poste transformées en café ou en restaurant.
La journée, tout le monde se déplace, se croise, s’entraide et se salue ; lorsque le soir arrive, alors que l’eau du canal vire au grenat et s’assombrit, les berges s’éclairent, l’eau porte les conversations et les bruits de fourchettes des terrasses, les rires aussi. Les vins des Coteaux du Languedoc, les Minervois ou les Corbières, en constante amélioration ces dernières années colorent les verres et les palais, c’est l’heure où se dit tout. Ici, en été le climat aime les hommes et ils le lui rendent bien.
Poilhes, Enserune, l’Orb.Pages 34/35 ; 36/37
Passée la double écluse de Pechlaurier, c’est le sud du sud, la plaine s’étend loin devant et bientôt les distances entre les écluses vont devenir interminables. Au loin les éoliennes de Montredon, comme des Pénélopes statufiées par Starck, les aiguilles en suspens, observent la mer, immobiles. Les pins maritimes remplacent plus souvent les platanes et le chemin de halage devient sablonneux. Les cigales occupent l’espace sonore et m’encouragent dans des lignes droites sans fin, une Avenue de la mer où un vent chaud venu de nulle part pousse vers l’avant. Il ne me reste plus que 42 Km avant la mer, je regarde l’intérieur de mes mains, je leur parle : Allez les filles, encore un marathon et on y est !
Je continue vers Agde et laisse le canal de la Robine sur la droite partir vers la colonie romaine Julia Paterna Narbo Marcius Decumanorum, plus connue désormais sous le nom de Narbonne. Accessible autrefois par la Via Domitia, on y arrive désormais par une route à six voies qui n’ont rien de romaines et sont regroupées sous le vocable poétique de « Autoroute A 9 ».
Il y a des odeurs de résine et de siestes et je suis de nouveau seul au monde. Les pénichettes se font rares car elles restent concentrées plus haut et je n’ai plus rien à boire, plus rien à manger non plus, je suis sale mais en pleine forme, vraiment heureux d’être là. Je passe comme une fleur dans le calcaire sous le tunnel de Malpas (premier canal souterrain du monde), les cyprès disputent un univers minéral d’une blancheur éclatante aux chênes kermès ou aux buis sauvages rabougris. Je m’accroche à une barque électrique pour traverser Colombier et bavarder avec ses occupants, m’attarde un moment sous le pont dont le passage voûté indique qu’il fut construit à l’époque de la création du canal. Au loin, l’Oppidum d’Ensérune qui m’attend depuis le Ve avant JC m’oblige à abandonner mon bateau et à me hisser sur une hauteur, autrefois passage obligé au milieu des étangs maritimes aujourd’hui asséchés et débarrassés de la Malaria il est devenu par la suite royaume du blé mais surtout de cette vigne qui fera la richesse de Béziers toute proche.
Autrefois la peste était transmise par les rats porteurs de puces (on pensait alors que même le regard d’un pestiféré suffisait) et un tiers de la population du Languedoc a succombé lors de l’épidémie de 1348. Aujourd’hui, si tous les égouts sont dans la nature, le mal commun partagé par les égoutiers et les kayakistes s’appelle la leptospirose, un virus transmis par les rats et qui se complet dans l’eau, de préférence sale, chaude et stagnante. Il s’attaque au foie et aux reins et peut être mortel. Au bout de plusieurs jours à m’escrimer sur ma pagaie sans jamais avoir rencontré un robinet, je plonge dans le canal dont est de plus en plus boueuse à mesure que l’on s’éloigne de ses points d’alimentation. Plutôt mourir bientôt que de supporter ma crasse encore une heure. Un cycliste passe, il m’informe : il y a une douche 3 Km plus bas.
- Reporter photographe de votre mariage aux Sept écluses, Béziers. Pages 38/39 ; 40/41
Le canal c’est la vie même, elle se déroule sans trop de heurts entre deux rangées de platanes bicentenaires dont les racines agrippent les berges comme des doigts de géants, on avance, on creuse son sillon ; l’imagination porte l’esprit au-delà de ce qui borne la vue, anticipe ce que l’on va découvrir lorsque la ligne d’horizon sera dépassée. J’invente un théorème : la surprise vient du décalage entre la réalité et l’illusion, accentuée par l’effort pour y arriver. Et puis un cyprès vient rompre l’alignement des platanes. Il signale l’écluse, signifie la fin d’un bief, deux portes mues par des forces hydrauliques qui s’ouvrent et se referment pour le programme essorage, on flotte, rien de plus, on espère au mieux et ça finit par passer, les niveaux sont faits, la vie s’ouvre vers un nouveau programme et de nouveaux horizons. Rien n’est acquis, rien n’est joué, il faut repartir de l’avant, quitter le tourbillon, trimer jusqu’au prochain barrage.
En canoë, je ne suis pas autorisé à me faire « bassiner », je dois porter car mon bateau est trop frêle. Tant mieux, je n’aime pas les aléas, l’engin hissé sur mon épaule ou sur ma tête, le reste ficelé à la hâte sur un petit chariot, je longe le bassin en observant le manège et les regards inquiets des marins d’eau douce qui viennent « s’empéguer » dans l’écluse à cinq nœuds, se jettent des regards suspicieux et flippent pour leur pénichette, courent après des cordages qui se débinent dans le bouillon ou s’acharnent à placer des pare battages avant qu’il ne soit trop tard. L’écluse, finalement, c’est violent.
Devant moi s’étale un panorama où s’inscrit Béziers dominée par sa cathédrale. Les Cathares d’ici préféraient mourir hérétiques que vivre chrétiens et si leurs ancêtres s’esclaffaient au passage d’un Saint sacrement ou d’une procession de clercs, les biterrois d’aujourd’hui ont gardé la moquerie facile. Je m’en rends compte à la faveur de ce long portage le long des sept écluses de Fontsérannes en passant devant un banc occupé par trois papis avec mon petit chariot d’aéroport sur lequel j’ai ficelé mes bagages : « Té, le fada ! Il fait le canal avec une petite carriole ! » Et puis quand je repasse pour aller chercher mon bateau : « tu l’as vexé, il repart » et puis de nouveau dans l’autre sens avec mon canoë porté à l’envers au-dessus de la tête : « Té, il avait oublié son chapeau ».
En bas à droite p 39 : La pente d’eau : dispositif de béton daté de 1987. Alternative aux sept écluses, elle permet de franchir le dénivelé de 21,44 mètres par un système de poussées et de tractions aussi audacieux que complexe.
Il n’y a pas que les fonds du canal qui soient boueux, certains riverains heureusement très minoritaires laissent transpirer dans leurs propos des idées qui sont loin de faire honneur à leur région. Non Messieurs, les Parigots n’ont pas des têtes de veau, les Hollandais ne sont pas pingres et les Allemands des crétins avinés. Bien loin de ces considérations plus bêtes que méchantes, je découvre avec bonheur combien le sens de l’hospitalité fait honneur à ces Européens du Nord à qui on reproche d’investir la région : ils sont souvent les premiers à m’offrir des figues de leur arbre, une place pour camper dans leur jardin, s’enquérir de mon confort et de ma destination, à me proposer une douche, une boisson fraîche ou un abri. Un allemand a même vidé le bidon de polish de sa Mercedes pour améliorer la glisse de mon bateau. D’autres qui convoient leur voilier entre Atlantique et Méditerranée lâchent la barre pour lever le pouce, serrent la berge pour me laisser doubler, me proposent nourriture, boisson ou pansements pour mes mains. On sait que les gens du Nord ont le muscle cardiaque différent mais dans une région où on omet volontairement parfois de répondre à un salut, où on peut vous refuser l’eau d’un robinet en vous regardant droit dans les yeux, il s’agirait d’oublier que les visiteurs ne sont plus des inquisiteurs.
Un photojournaliste d’exception Agde. Pages 42/43
Je perds ma route à Agde. Une écluse à trois portes et autant de directions avant de comprendre que je dois emprunter l’Hérault sur quelques hectomètres pour retrouver le canal plus loin. La rivière très large me fait perdre mes repères et pendant que des jeunes de la société de joute locale s’opposent dans des confrontations amicales, je mène un combat similaire contre une tramontane de force 7 qui me conteste le passage. Je n’avance pas. Le vent s’obstine à prendre de la vitesse contre ces quais où deux siècles plus tôt débarquaient des voyageurs aisés en provenance du Lauragais. J’avance pierre par pierre, mètre après mètre. Quatre jours et vingt-cinq changements de barques pour éviter l’attente aux écluses suffisaient à faire le voyage Toulouse / Séte : je suis battu, mais quitte à choisir ses ancêtres je me sens plus proche des terrassiers, charretiers et autres tailleurs de pierre qui ont formé le sillon à la force de leur bras que des notabilités oisives. J’ai un faible aussi pour tous ces bateliers d’une époque révolue qui tiraient leurs ressources du transport de marchandises sur la voie d’eau. Ces mariniers d’une autre époque, armant pour la vie d’indestructibles chalands de chêne où dépassait un mat nécessaire à la traction et dont le fret à la remontée vers le nord sentait bon le terroir d’autrefois : huile, vin, grain, sel… ou tuiles romaines tandis que dans l’autre sens ils ré embarquaient tout ce qui se déchargeait sur les quais de bordeaux en provenance des colonies.
Les joutes nautiques remontent à l’antiquité égyptienne. Elles ont été remises au goût du jour par les mariniers du canal qui aimaient à se confronter ainsi, les jours de chômage ensoleillés.
Plus loin, il faut longer l’étang du Bagnas et cette fois le vent m’envoi contre la berge, filer droit en pagayant toujours du même coté n’est pas déjà pas simple, alors si les éléments s’en mêlent ! Un dernier virage à gauche et c’est l’ultime ligne droite vers Marseillan, la pointe des Onglous et l’étang de Thau. Le vent est de nouveau plein face et ce kilomètre sera le pire. Si un cheval de halage pouvait tracter une péniche de deux cent tonnes, son usage me serait utile car pour le moment mon rapport poids / puissance / vitesse flirte avec zéro.
- Votre photographe de mariage sur L’étang de Thau, pages 44/45 ; 46/47
« Entre la route vierge et le sentier battu, fais ton chemin toi-même ou bien tu es perdu. Entre la crosse en l’air et la fleur au fusil, c’est à toi d’en décider » a chanté Brassens le Sétois. Le contestataire sans illusion et à l’éternel physique d’apprenti bûcheron est enterré dans un cimetière de l’autre coté de la colline qui se dresse là-bas. Mon chemin vient buter sur la mer et ma coquille de noix ne vaut rien dans les vagues. La vie se termine toujours dans des flots pas très clairs alors je n’irai pas plus loin et puis entre nous, huit jours de galère, ça suffit…à mon bonheur, j’ai les mains en sang, des ampoules jusque dans les pieds et le genou droit commence à enfler. Je fais tournoyer ma pagaie au-dessus de ma tête comme on se débarrasse d’une guitare à la fin d’un concert et pique une tête dans la foule : Brassens, me voilà. C’est étrange, l’eau du lac est salée. Seraient-ce les larmes d’Hélène ? J’ai bien fait de travailler mon crawl, je rejoins la rive en poussant le bateau devant moi. La fin d’un voyage n’est pas la fin du voyage : « j’ai fermé les yeux sur un mur de pierre et je les ai rouverts sur une infirmière » chantait Nougaro le Toulousain. Mes proches sont au rendez-vous sur la berge et me regardent comme si je venais de traverser le Pacifique à la nage. Pacifique, c’est bien le mot, je les prends dans mes bras provisoirement bodybuildés. On a tous un océan à traverser et des têtes blondes à retrouver, la paix et l’harmonie ne sont à l’évidence que le produit de la puissance individuelle, celle-là même qui permet de vaincre les épreuves, les maladies et autres démons, d’avancer avec ou contre les vents.
Mes enfants m’aident à glisser le canoë dans sa housse, à le sangler sur le toit de la voiture. Ils touchent mes cheveux poisseux, demandent à voir mes paumes calleuses : Papa est revenu, il ressemble un peu plus à Aragorn et à partir de maintenant on ira à la chasse aux papillons… jusqu’à la fin des mondes, c’est sûr. Contacts et intimité retrouvés, on continue tous ensemble en voiture désormais. Basculer un levier gainé de cuir sur D, effleurer une pédale, négocier la température à l’aide d’un bouton, glisser un disque dans le lecteur, c’est fou comme la maîtrise de l’espace et du temps me semble facile soudain.
En tout cas une chose est sûre : le canal a changé de propriétaire et s’il m’appartient un peu plus désormais, sachez que je suis très prêteur, ce serait dommage de ne pas en profiter, l’aventure est en bas de chez vous.
Ces livres sont diffusés en version Francaise, Anglaise et Espagnole par Fleurus-Mango et depuis 2005 par Blackbirsh aux USA, Si mon travail vous interesses, contactez moi au 06 50 72 42 50 ou via mon site internet
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